Interview de Axel Botte : Stratégiste obligataire chez Natixis Asset Management

Axel Botte

Stratégiste obligataire chez Natixis Asset Management

Zone euro : quand l'euthanasie du rentier est vue comme un mal nécessaire par la BCE...

Publié le 07 Novembre 2014

Quel regard portez-vous sur le discours prononcé par Janet Yellen, présidente de la Réserve fédérale américaine mercredi 29 octobre en rapport avec la politique monétaire conduite aux Etats-Unis ?
Clairement, la Fed est en train de préparer le marché à une hausse des taux. Nous devrions voir un premier relèvement au premier ou au deuxième trimestre de l’année prochaine. Une intervention à hauteur de 25 points de base devrait se faire sur deux taux directeurs : le taux de rémunération des réserves aujourd’hui à 0,25% et le taux de reverse repo actuellement à 0,05%, taux auquel la Fed emprunte des liquidités sur le marché.
Ces deux taux constitueront les bornes haute et basse d’une fourchette de taux dans laquelle évoluera le taux fed funds.
Deux autres mouvements de 25 points de base devraient suivre probablement en septembre et en décembre 2015. La hausse devrait ainsi égaler sur l’ensemble de l’année prochaine 75 points de base. In fine la bande de fluctuation des taux fed funds serait 0,75% à 1%.

Vous vous attendez à ce que la Fed aille un peu plus vite que ce qui est pricé par le marché. Celui table sur un premier mouvement en juin. Pourquoi ?
Les conditions économiques sont favorables. Le marché du travail aux Etats-Unis est bien orienté. Une création de 220 000 postes en moyenne par mois a été recensée cette année. Si l’inflation est relativement faible, elle ne l’est pas excessivement sur un plan historique. Le déflateur de la consommation hors éléments volatiles est à 1,5% aujourd’hui contre une moyenne sur 20 ans de 1,7%.
Par ailleurs, le fait de maintenir des conditions de liquidité trop accommodante incite les investisseurs à prendre trop de risques. La Fed veut ainsi agir rapidement pour réguler les excès qui se manifestent sur les marchés financiers.
Le processus de remontée de la Fed devrait néanmoins être très graduel…
La Fed prête beaucoup d’attention à la stabilité financière, la prise de risques excessive pouvant potentiellement compromettre la reprise du cycle économique aux Etats-Unis.

Que voulez-vous dire ?
Les fonds de crédit et de leverage loans se sont beaucoup développés aux Etats-Unis avec en parallèle un ralentissement de l’activité d’animation des banques sur ces segments de marché du fait d’un durcissement des contraintes réglementaires sur le plan de la solvabilité et de la liquidité.
Les inventaires des contreparties se sont donc sensiblement réduits. Alors qu’avant la crise, les banques d’investissement détenaient un inventaire d’obligations d’entreprise allant jusqu’à 250 milliards de dollars, elles n’en détiennent plus que 50 milliards aujourd’hui. Cette capacité moindre à absorber les ordres passés contribuent à faire décaler les prix de marché et réduire les tailles des transactions. Les actifs sous-jacents sont plus difficilement vendables. Le risque de crédit est désormais porté par les fonds. En cas de sorties massives de ces fonds, nous pourrions assister à une volatilité plus violente sur les marchés. C’est ce sujet qui préoccupe en particulier la Fed et c’est ce qui explique en partie pourquoi son resserrement monétaire sera très graduel.

Est-il envisageable de voir l’adoption de mesures spécifiques pour tenter d’endiguer la fuite de capitaux sur ces fonds ?
L’idée avait été évoquée d’imposer des frais de sorties pour les fonds concernés. C’est pour l’instant resté lettre morte. Les gérants d’actifs y sont opposés.

De quelle manière êtes-vous positionnés sur les taux américains en conséquence de ce scénario ?
Nous retenons un scénario d’aplatissement de la courbe. Les taux courts, entre deux et cinq ans, devraient remonter plus vite que les taux longs. Dit autrement, les pertes occasionnées par l’agissement de la Fed devraient être plus importantes sur la partie courte que sur la partie longue à sensibilité égale.
Nous préférons donc les maturités longues par rapport aux maturités courtes.
Ceci étant nous préférons les obligations européennes au marché de taux américain. Ainsi nous avons plutôt tendance à être acheteur sur la dette courte européenne, y compris sur les pays périphériques, et vendeur sur la dette courte américaine.

Vous ne vous attendez pas à ce que l’augmentation des taux courts américains se répercute sur les taux courts européens…
Non. La BCE désire conserver une politique monétaire très accommodante encore longtemps, quatre ans environ, avec des taux directeurs extrêmement bas ; le lancement de plusieurs opérations de refinancement ciblées des banques européennes (TLTRO) à échéance septembre 2018 dont la première a été faite en septembre dernier ; l’achat d’obligations sécurisées (pour l’heure de 5 milliards d’euros) et d’ABS (à partir de la mi-décembre).
Ainsi les taux européens de maturité inférieure à 3 ans devraient rester proches de 0, voire en dessous.

Vous pensez que cette décorrélation entre taux courts américains et taux courts européens devrait tenir ?
Les mesures prises devraient le permettre. La décorrélation perdure depuis un an.

Le décalage est moindre sur les taux longs ?
C’est le cas à partir d’une maturité de 5 ans.

Qu’escomptez-vous sur le taux à dix ans allemand qui sert pour beaucoup de taux de référence ?

Si les taux courts sont décorrélés, ce n’est pas le cas des taux à terme (5 ans dans 5 ans). Ainsi, le 10 ans allemand ne sera pas totalement insensible au mouvement du 10 ans américain. Une remontée au-dessus d’1,25% paraît probable courant 2015.

Quelle lecture avez-vous fait du discours de Mario Draghi de jeudi ?
Mario Draghi a voulu afficher une unité de façade du Conseil des gouverneurs en introduisant dans le communiqué l’objectif de taille de bilan pour la BCE correspondant au sommet de mars 2012, à savoir près de 3000 milliards d’euros, contre 2000 milliards d’euros présentement.

Quelle suite des évènements envisagez-vous pour la politique d’achat de la BCE ?
La gamme d’actifs potentiellement achetable par la Banque pourrait s’étendre au-delà des ABS et des obligations sécurisées. Les actifs pris en garantie des prêts aux banques européennes comprennent par exemple les obligations d’entreprise. La BCE pourrait décider d’en acheter si l’encours de covered bonds ou d’ABS disponibles à la vente s’avère trop faible. Le marché des covered bonds se réduit avec des remboursements supérieurs aux nouvelles émissions. Cela étant, le risque de crédit assumé par la BCE augmentera.
Le risque que la Banque Centrale devienne une bad bank est néanmoins très faible. Rappelons que s’agissant des ABS, l’institution monétaire a décidé de se concentrer sur les tranches seniors, voire mezzanine garanties.

Quid de l’achat de titres souverains ?
La probabilité de recourir à un programme d’achat de titres souverains pour le moment est relativement faible à court terme. Il faudrait qu’il y ait très peu de demande aux TLTRO, que la BCE soit vraiment limitée dans son intervention sur les obligations sécurisées, les ABS, et éventuellement les obligations d’entreprises, que l’euro s’apprécie de nouveau ou que l’inflation ne faiblisse encore pour que la BCE franchisse le pas….
Dans un tel cas, des problèmes opérationnels se poseront, notamment liés à la clé de répartition des achats.

Que pensez-vous de la rumeur qui gonfle autour de cette activation du QE ? Comment interprétez-vous la forte attente du marché sur ce point ?
Je pense que le marché sous-estime la puissance des instruments énoncés par la BCE et surestime l’efficacité d’un QE a l’américaine.
L’objectif principal de la BCE est de rétablir le canal du crédit au sein de la zone euro. Le crédit bancaire constitue la principale source de financement de l’économie. C’est ce qui explique, au-delà des différents outils mis en place, sa détermination à mettre en lumière la santé des banques via a les AQR et les stress tests et à identifier les établissements qui ont besoin de procéder à un renflouement de leurs capitaux propres afin d’être en capacité de prêter.
Le QE pratiqué par la Fed avait du sens aux Etats-Unis car les marchés financiers constituent le principal contributeur au financement des entreprises et des ménages américains. Il serait nettement moins pertinent dans la zone euro. L’efficacité incertaine d’un QE de la BCE sur les emprunts d’Etats s’ajoute aux problèmes juridiques liés à l’interdiction d’un financement monétaire des déficits des Etats membres.
Le seul véritable intérêt qu’aurait un QE au sein de l’union monétaire serait une dépréciation supplémentaire de l’euro.

Vous excluez donc le fait qu’un QE pourrait être imminent ?
Effectivement. La BCE va probablement prendre le temps de mesurer les pleins effets de ses mesures et vérifier si le canal de crédit se rétablit. L’achat de dette souveraine interviendrait en dernier recours, par exemple si l’inflation devenait très négative ou si l’euro remontait violemment.

Pensez-vous que la BCE pourrait être influencée par ce que font d’autres grandes banques centrales, singulièrement la Banque centrale du Japon qui a décidé de conduire une politique monétaire plus agressive et ainsi de pousser la valeur du yen encore plus à la baisse ?
Je pense que ce qui guide essentiellement l’action de la BCE c’est l’état de la macroéconomie au sein de la zone euro.
Même si le recul du yen a un impact sur le positionnement concurrentiel sur les marchés tiers des biens produits en zone euro à la production japonaise, je ne pense pas que la politique de la BoJ constitue une préoccupation pour la BCE.
Si l’on devait avoir une guerre des monnaies et une course à la dévaluation, la donne serait autre.

Des perturbations sur les marchés financiers découlant des taux d’intérêt négatifs pourraient-ils freiner la BCE dans son intervention ?
De telles perturbations sont déjà observables. L’eonia négatif pénalise beaucoup d’acteurs forcés de détenir des actifs liquides, comme les banques soumises à Bâle III.
Benoit Coeuré, membre du directoire de la BCE, avait été clair en début d’année sur cette problématique. Celui-ci a indiqué que si des taux négatifs étaient nécessaires pour stimuler l’inflation et contribuer à la dépréciation de l’euro, cela se fera indépendamment des effets collatéraux perçus sur les gestions monétaires par exemple. L’idée étant d’encourager la prise de risque et de sortir de la trappe à liquidité, et ainsi d’encourager la consommation et l’investissement. Les taux négatifs sont donc vus comme un mal nécessaire pour faire redémarrer l’économie.

Nous ne sommes pas à l’abri de conséquences contreproductifs ?
Les banques pourraient se dire que les contraintes de liquidité imposées par Bâle III réduisent leurs marges. Cela pourrait les conduire à réduire encore davantage la taille de leurs bilans. Concernant les ménages, les taux faibles réduisent le pouvoir d’achat des épargnants. Cependant, ces éléments ne compensent pas les bénéfices d’une politique monétaire accommodante dans la situation actuelle. L’euthanasie du rentier est parfois nécessaire.

Propos recueillis par Imen Hazgui