Interview de 
L. Baldeschi, J. Cohen et B. Drut : Stratégistes au sein de CPR Asset Management

L. Baldeschi, J. Cohen et B. Drut

Stratégistes au sein de CPR Asset Management

Comment les années Draghi ont changé la Banque centrale européenne

Publié le 08 Novembre 2019

Vous avez récemment fini un livre intitulé « Comment les années Draghi ont changé la Banque centrale européenne ». Pourquoi un tel intitulé ?
Ce livre se propose de faire le bilan de ce qui s’est passé durant le mandat de Mario Draghi, qui vient de céder son poste à Christine Lagarde à la tête de la Banque centrale européenne. Nous avons cherché à mettre en avant ce qui avait changé au sein de l’institution. Nous analysons plusieurs thèmes : la politique non conventionnelle déployée avec les taux d’intérêt négatifs, le quantitative easing, et les LTRO (opérations de refinancement à long terme des banques européennes) ; le changement de communication ; les nouvelles prérogatives notamment dans le domaine de la supervision bancaire et du changement climatique.
Nous avons également recensé les principales critiques adressées à la BCE.

Pourquoi s’intéresser au mandat de Mario Draghi spécifiquement ? On rappelle que ce dernier a pris son mandat le 1er novembre 2011.

C’est certainement durant ce mandat que la BCE a connu le plus de changements. Avant lui, pratiquement rien n’avait été mené en termes de politique monétaire non conventionnelle. Certes le programme SMP, d’achat d’obligations souveraines des pays en difficultés, avait été activé avant l’arrivée de Draghi, mais son montant total était resté limité, à un peu plus de 200 milliards d’euros. L’opération de quantitative easing qui a suivi, sous Draghi, a représenté un montant 10 fois plus élevé.
Les taux négatifs et les TLTRO ont été initiés durant le mandat de Mario Draghi.

S’agissant de cette politique non conventionnelle, qu’est-ce qui est propre à la BCE et qu’est-ce qui a été repris des autres grandes banques centrales ?
Pour ce qui est du programme de quantitative easing, la BCE a suivi le pas, relativement tardivement, à partir de 2015, de la Réserve fédérale américaine et de la Banque centrale du Japon. Elle a su rattraper son retard puisqu’elle est finalement allée plus loin que la Fed si l’on compare la quantité de titres achetés avec la taille du marché obligataire de la zone euro.

S’agissant des taux négatifs, la BCE n’est pas la première à avoir utilisé cet outil. La Suède, la Suisse et le Danemark avaient agi ainsi de la sorte avant elle. Toutefois la BCE est sans doute allée le plus loin dans cette expérience si l’on tient compte, au-delà de la négativité des taux, du montant des réserves excédentaires auquel s’appliquent ces taux négatifs.
En revanche, la BCE a été pionnière en ce qui concerne les LTRO et TLTRO, autrement dit les opérations de refinancement à long terme des banques réalisées sous conditions afin de favoriser l’octroi du crédit au secteur privé et de soutenir la conjoncture. De telles opérations n’ont pas été mises en place par d’autres grandes banques centrales, ou bien sur des montants plus limités.

Qu’en est-il du changement de communication ?

Une rupture de communication manifeste a été observée à partir du mandat de Mario Draghi comparativement aux mandats de Jean-Claude Trichet et de Wim Duisenberg. Le recours à la « forward guidance » est arrivé en 2013 seulement. Il était traditionnellement admis que la BCE ne s’engageait pas : aucune visibilité n’était alors donnée sur la trajectoire à venir des taux directeurs ou des achats de titres.
Mario Draghi a quitté son mandat en installant l’idée que les taux ne remonteraient surement pas avant un long moment et en ne communiquant aucune date de fin au programme d’achats de titres.
Un changement a également pu être relevé dans la manière de communiquer. Auparavant, seul le Président de la BCE s’exprimait au nom de l’institution. En particulier, Jean-Claude Trichet monopolisait les prises de parole. A l’inverse, Mario Draghi a accordé très peu d’interviews, aucune interview en 2017 et 2018, et une seule en 2019 au Financial Times à l’occasion de son départ. Le relais a été pris par Peter Praet, le chef économiste et par Benoit Coeuré, le directeur des opérations de marché. En cela, la communication a été plus collégiale.

Vous faites allusion à de nouvelles prérogatives. Qu’en est-il au juste ?
Ces nouvelles prérogatives intéressent particulièrement la mission de contrôle du secteur bancaire européen apparue après la crise de 2008 et renforcée après la crise de 2011-2012.

La BCE a d’abord joué un rôle de contrôle macro prudentiel du système financier à travers le Comité européen du risque systémique à partir de 2010. Puis à partir de 2014 avec la mise en place du Mécanisme de surveillance unique puis du Mécanisme de Résolution unique, elle a été chargée d’assurer la surveillance microprudentielle des banques au sein de la zone euro avec l’idée que l’union économique et monétaire devait s’accompagner d’une union bancaire.
Si le contrôle direct de la BCE ne concerne que les groupes bancaires les plus importants de la région, un peu plus d’une centaine, la BCE est à l’origine de la définition de règles uniques de contrôle censées s’appliquer aux 5000 établissements bancaires recensés au sein de la zone euro et constitue une courroie de transmission avec toutes les instances nationales de surveillance bancaire.
Une autre prérogative mise en évidence est relative au changement climatique. Le sujet avait initialement été appréhendé par la Banque centrale d’Angleterre par la voix de son gouverneur Mark Carney en 2015 dans son discours sur la tragédie des horizons.
La BCE a accepté d’adhérer au Comité international des superviseurs pour le verdissement du système financier en mai 2018. Il parait légitime de se demander si la BCE entend faire le choix d’aligner ses portefeuilles de titres avec des objectifs climatiques, de renforcer l’acquisition d’obligations vertes, ou d’intégrer des critères climatiques dans sa supervision des banques européennes…
Jusque là les membres du directoire affichaient une certaine prudence dans ce domaine, soulignant que la BCE n’avait pas à trancher à propos du mix énergétique et à favoriser en conséquence des actifs financiers au détriment d’autres.
Cependant, un changement de tonalité a pu être perçu avec le temps. Et, dans son discours devant le Parlement européen, la nouvelle présidente de la BCE, Christine Lagarde a clairement indiqué que le sujet serait mis à l’ordre du jour dans les mois à venir.

Qualifieriez-vous le mandat de Mario Draghi comme un mandat réussi ?
Il est difficile de répondre totalement positivement à cette question. Le mandat premier de la BCE est avant tout un retour de l’inflation proche de la cible de 2% et sur ce point, le compte n’y est pas. Cependant, il faut alors s’efforcer de raisonner en contrefactuel, et chercher à comprendre ce qui se serait passé si la BCE n’avait pas agi comme elle l’a fait. Diverses estimations réalisées tendent à montrer que l’inflation serait probablement plus basse si la BCE n’avait pas adopté toutes ces mesures.
Sur un autre plan, on peut penser que le mandat de Draghi a été celui du sauvetage de la zone euro. Le discours du whatever it takes à Londres le 26 juillet 2012, selon lequel la BCE ferait tout ce qu’il faut pour maintenir la zone euro a été certainement influent. Il a donné suite à une baisse durable et significative des spreads souverains qui a contribué sans aucun doute à la résolution de la crise de la zone euro.

A qui ou à quoi attribuez-vous les avancées notables de la BCE sous le mandat de Mario Draghi ? Le charisme de ce président, la personnalité de certaines figures phares du directoire, les circonstances exceptionnelles…
Sans doute, la combinaison de tous ces facteurs. Le paroxysme de la crise de la zone euro, avec les attaques sur les marchés de grands pays comme l’Espagne ou l’Italie, est intervenu pendant le mandat de Mario Draghi. Pour rappel, l’écart entre les taux à dix ans de ces deux Etats et le taux à dix ans allemand avait grimpé jusqu’à 600 et 700 points de base. Il était question d’un éventuel défaut de paiement qui menaçait l’existence même de la zone euro.
Par ailleurs, la bonne cohésion de l’équipe avec Draghi, Constancio, Praet, Coeuré, plus encline à prendre des mesures de grande ampleur, a certainement constitué un facteur favorable dans une Banque centrale censée gérer toute une zone composée de 19 pays, 19 conjonctures différentes, 19 banques centrales nationales.

Quelles critiques à l’égard de la BCE avez-vous choisi d’adresser dans votre livre ? Quelles réponses avez-vous apporté à ces dernières ?
Une première critique porte sur la représentativité des femmes au sein de la BCE à la fois dans les fonctions d’encadrement et au sein du Conseil des gouverneurs. Le sujet est ancien et récurrent. Au moment de la nomination d’Yves Mersch au sein du directoire en 2012, le Parlement européen avait voté défavorablement précisant qu’il manquait une femme au sein de cet organe. A l’époque, le Conseil européen était passé outre, et avait maintenu la nomination d’Yves Mersch. Il a fallu du temps pour que les choses progressent. Si aujourd’hui nous sommes encore loin de la parité, la désignation de Christine Lagarde à la tête de la BCE est un changement notable. Reste encore un effort à faire au niveau de la représentativité qui suppose d’abord une évolution au niveau des banques centrales nationales.

Une autre critique a concerné la participation de la BCE à la Troika, notamment lorsque la Grèce s’est retrouvée en grandes difficultés. Si nous devions de nouveau avoir des programmes d’ajustement pour des Etats de la zone euro, le rôle des inspecteurs de la BCE ne serait vraisemblablement pas appréhendé de la même manière. Une commission d’enquête du Parlement européen a conclu que la BCE n’avait pas toujours agi de manière adéquate. La sévérité dont la BCE a fait preuve et le fait surtout que celle-ci ait été amenée à s’exprimer sur des politiques budgétaires, ce qui n’est pas du tout dans son mandat et dans ses compétences, soulèvent légitimement des critiques.

Un dernier mot sur la nouvelle composition de la BCE ? De nouvelles mesures sont-elles envisageables à court terme ?
Il est difficile à court terme de voir la BCE implémenter de nouvelles mesures. Avant son départ, Mario Draghi est allé très loin. Il a lancé un programme de quantitative easing qui n’a pas de date de fin, a installé une forward guidance liée à l’évolution réalisée de l’inflation sous-jacente qui oscille autour de 1% depuis 3 ans.
Dans le cas où nous aurions une dégradation supplémentaire de la conjoncture économique de la zone euro, nous pourrions voir une nouvelle baisse des taux de dépôt et une accélération du rythme des achats d’actifs.

Une inquiétude émise avait été d’avoir un Directoire majoritairement composé de technocrates. Finalement, tel n’est pas le cas. Certes, Christine Lagarde n’a pas un profil d’économiste, mais elle a tout de même dirigé le Fonds monétaire international. De plus, elle jouit d’une force diplomatique remarquable en raison de son expérience passée. Elle connait très bien le Conseil européen de part son ancienne fonction de ministre de l’économie et des finances. Nous pouvons espérer qu’au-delà des missions propres de la BCE, elle sera à même d’accompagner les réformes structurelles de la zone euro.
Par ailleurs, si nous perdons des personnes très compétentes, nous en gagnons d’autres tout aussi qualifiées. Le nouveau chef économique Philip Lane est un chercheur de renommée mondiale dans les milieux universitaires. Fabio Panetta qui remplacera Benoit Coeuré a également de très bonnes compétences économiques et financières.



Imen Hazgui