Interview de Romain  Aumond  : Quantitative Macro Strategist - PhD in Economics, au sein de Natixis Investment Managers

Romain Aumond

Quantitative Macro Strategist - PhD in Economics, au sein de Natixis Investment Managers

France : vers une nouvelle crise de la dette de la zone euro ?

Publié le 08 Octobre 2025

Quel regard portez-vous sur l’annonce soudaine du premier ministre Sebastien Lecornu de présenter sa démission au Président Macron ?
Nous analysons surtout cet évènement sous le prisme des répercussions sur les marchés financiers. Force est de constater que cette annonce n’a fait que renforcer l’incertitude politique ambiante qui domine depuis plusieurs mois et qui se reflète sur le prix des actifs.
Ainsi, l’écart de taux entre la France et l’Allemagne- c’est à dire le différentiel entre l’Obligation assimilable du Trésor (OAT) et le Bund — qui n’a cessé de se creuser tout au long de l’année, s’est encore distendu. Il s’établit désormais autour de 87 points de base, contre environ 50 points de base avant la dissolution de juin 2024. Dans le même temps, les actifs risqués français qui sous-performent leurs homologues européens depuis le début de l’année -le CAC 40 progresse d’environ 12 %, quand les indices de Milan et Madrid gagnent plus de 30 % et que l’indice allemand DAX avance de plus de 20 %-ont marqué un certain fléchissement.
Aujourd’hui, les investisseurs exigent un peu plus de rémunération pour le risque français et privilégient d’autres marchés d’actions de la zone euro.

Quelle est la vraie question derrière l’incertitude politique ?
L’enjeu central est double. D’une part, il s’agit d’évaluer comment cette incertitude rejaillit sur l’économie réelle, en France et au niveau européen. D’autre part, il faut mesurer ses effets sur les marchés financiers et comprendre comment les différents acteurs — y compris les agences et grands investisseurs — intègrent ce risque dans leurs anticipations.

Voyez-vous déjà des effets macroéconomiques à ce stade ?
Oui. On observe des premiers signes dans les agrégats de croissance. Ménages et entreprises reportent des projets d’investissement, faute de visibilité sur le cadre légal et budgétaire à venir. Ce comportement est rationnel et renvoie à ce que l’on appelle l’« équivalence ricardienne » : lorsqu’un État dépense beaucoup à un instant donné, les agents privés anticipent des hausses d’impôts ultérieures et préfèrent différer consommation et investissement. Cette attente prudente commence à peser sur la dynamique macroéconomique domestique.

Que montrent les données récentes de l’Agence France Trésor, l’institution émettrice de la dette publique française ?
Depuis la dissolution de juin 2024, une prime de risque s’est effectivement constituée du fait de l’incertitude entourant les votes budgétaires d’un exercice comptable à l’autre. Toutefois, la demande pour la dette française reste soutenue : le ratio de sursouscription aux adjudications s’est accru. Avec une OAT proche de 3,50 %, la rémunération devient attractive pour des investisseurs internationaux qui cherchent du rendement sur une signature de haute qualité.

Cette incertitude peut-elle poser un problème de soutenabilité de la dette ?
Un mécanisme en particulier doit être suivi de près, à savoir, l’« effet boule de neige ».
Pour éviter cet engrenage, le coût moyen de refinancement de la dette publique à long terme ne doit pas dépasser la croissance nominale du produit intérieur brut. Or nous avons aujourd’hui une OAT autour de 3,60 %, alors que la croissance réelle attendue est de l’ordre de 0,7% à 0,8% % et l’inflation d’environ 1,1% % — soit une croissance nominale proche de 2% %. En théorie, cela crée un risque d’effet boule de neige.
La dette publique avoisine 3 300 milliards d’euros, soit environ 114% du produit intérieur brut. Mais l’État ne refinance pas l’intégralité de ce stock au taux courant : il reste à peu près 5 % à refinancer cette année, puis, en régime de croisière, près de 10 % du stock par an. À ce stade, cela circonscrit l’« effet boule de neige » et en limite l’ampleur immédiate.

Quelle trajectoire faudrait-il pour stabiliser le ratio dette sur produit intérieur brut ?
La règle d’expérience est claire : pour stabiliser la dette sur PIB, le déficit public doit être inférieur au rythme de croissance nominale. Si l’on suppose une croissance nominale d’environ 2 % cette année, il faudrait donc ramener le déficit sous ce seuil. Or le déficit a tourné autour de 5,8 % du produit intérieur brut en 2024 et serait encore proche de 5,4% en 2025. Cela pèse sur la crédibilité d’une trajectoire de consolidation aux yeux des marchés.

Comment conduire cette consolidation : en augmentant les recettes ou en réduisant les dépenses ?
C’est un arbitrage éminemment politique. Or il n’existe pour l’heure aucun consensus en faveur d’un programme d’austérité, qu’il passe par des hausses d’impôts ou par des coupes franches dans la dépense. Le départ de François Bayrou, dont le plan visait un déficit proche de 4,5 % en 2026 pour converger sous 3% d’ici 2030, a renforcé le doute.
Les marchés ne paniquent pas, mais ils exigent une prime de risque plus élevée, considérant que la réduction du déficit manque de crédibilité opérationnelle.

Faut-il absolument un budget voté ? Que se passe-t-il en cas d’impasse ?
Un budget voté, assorti d’une trajectoire pluriannuelle claire, demeure indispensable pour ancrer les anticipations. À défaut, une loi spéciale permet de reconduire le budget précédent. Ne pas indexer automatiquement certaines dépenses — par exemple les pensions de retraite ou certaines charges gouvernementales — à l’inflation équivaut déjà à une baisse en termes réels. Mais ce mécanisme ne remplace pas une stratégie : il faut un plan explicite de stabilisation du ratio dette sur produit intérieur brut, sinon le doute persistera.

Existe-t-il encore de la marge pour augmenter les recettes publiques ?
Elle est très limitée. L’État français a déjà une empreinte budgétaire importante : environ 55 % du produit intérieur brut en dépenses et près de 50 % en prélèvements obligatoires (impôt sur les sociétés, impôt sur le revenu, taxe sur la valeur ajoutée, etc.). L’urgence est donc de mesurer l’efficacité de chaque euro dépensé et d’envisager, là où c’est pertinent, une « cure d’amaigrissement ». En 2024, un déficit de l’ordre de 5,8 % pour une croissance nominale voisine de 3 % suggère un multiplicateur budgétaire très faible : la dépense actuelle produit peu de croissance. Les mesures devraient être mieux ciblées vers la productivité, l’investissement et l’emploi.

Pourquoi la comparaison avec les États-Unis est-elle éclairante ?
Parce qu’elle illustre la notion de soutenabilité « relative ». Une économie qui génère 5 à 6 % de croissance nominale — par exemple 3 % de croissance réelle et 3 % d’inflation — peut supporter un déficit de l’ordre de 6 % sans déstabiliser sa trajectoire de dette. À l’inverse, si la croissance nominale plafonne autour de 3 % alors que le déficit demeure proche de 6 % (ou 5,8 %), l’écart devient problématique : la dépense n’est pas calibrée à la capacité de croissance de l’économie.

Quel est l’effet de l’incertitude sur l’investissement et sur la croissance potentielle ?
L’incertitude incite les entreprises à décaler leurs décisions d’investissement — un phénomène visible en France depuis 2023. Or l’investissement d’aujourd’hui conditionne la croissance de demain. En reculant, il affaiblit la capacité de l’économie à créer de la valeur ajoutée et réduit la croissance potentielle. D’où l’importance de dispositifs budgétaires qui sécurisent et stimulent l’investissement privé et, le cas échéant, la consommation.

Quel est votre scénario central sur le plan politique ?
Nous n’anticipons ni la démission du président de la République ni une nouvelle dissolution. Le scénario le plus probable est celui d’un gouvernement dit « technique » jusqu’à la fin du mandat, chargé de faire adopter les lois de finances et d’engager la consolidation fiscale attendue, sans agenda politique transformant faute de majorité claire à l’Assemblée.

Jusqu’où l’écart de taux entre OAT et Bund peut-il aller dans ce scénario central ?
Nous identifions un plafond psychologique autour de 90 points de base. La démission surprise récente a porté le spread près de 87 points de base ; franchir et s’installer au-dessus de 90 points de base nous paraît difficile dans un scénario central, car cela signalerait un changement de régime du risque. Ce serait un niveau jamais vu depuis la crise des dettes souveraines de la Zone Euro.
Quel seuil marquerait l’entrée dans une zone de turbulences plus sérieuses ?
La vigilance s’intensifie dès 90 à 95 points de base. Le vrai seuil critique serait la barre des 100 points de base. La franchir reviendrait à acter une rupture de perception, avec le risque d’une dynamique auto-entretenue défavorable.

Qu’est ce qui pourrait conduire à votre scénario alternatif, dit « catastrophe » ?
Sans verser dans le sensationnalisme, le seul scénario véritablement problématique serait un blocage institutionnel durable empêchant l’adoption des budgets. Même alors, l’expérience de 2024 montre qu’une loi spéciale permettrait de reconduire le budget précédent et d’assurer la continuité de l’État : l’administration fiscale continuerait de lever l’impôt, l’épargne des ménages constituerait un amortisseur, et les services publics poursuivraient leur activité. La probabilité de ce scénario nous paraît faible.

Quels indicateurs suivez-vous de près pour jauger le risque ?
Nous surveillons la volatilité implicite des actions, notamment sur le CAC 40, ainsi que la volatilité implicite des taux européens. Nous consultons également un indicateur de stress systémique élaboré par la BCE. À ce jour, ils n’envoient pas de signal d’alarme : les marchés ajustent une prime de risque, mais nous ne détectons pas de stress structurel de marché.

Quels « pare-chocs » limitent le risque de dérapage ?
La France bénéficie d’abord de son appartenance à la zone euro : les investisseurs s’exposent in fine à l’euro, une devise liquide et résiliente. Ensuite, la Banque centrale européenne s’est dotée d’instruments spécifiques notamment bilantiels— conçus pour préserver la bonne transmission de la politique monétaire — qu’elle peut mobiliser en cas d’écarts de valorisation jugés disproportionnés. Cette combinaison offre un filet de sécurité crédible.

La situation française est-elle inédite au regard de l’Europe ?
Elle est inédite pour la Cinquième République par l’ampleur de l’instabilité parlementaire, mais elle n’est pas sans précédent à l’échelle européenne. L’Italie a connu des épisodes d’instabilité entre 2016 et 2018 avant de dégager une majorité ; la Belgique a déjà fonctionné près d’un an et demi sans gouvernement ; l’Espagne a été incapable de voter un nouveau budget pour la deuxième année consécutive ; le Royaume-Uni lui-même fait face à des contraintes budgétaires aiguës. La question de la rareté de l’épargne internationale pour la partie longue de la courbe est une chose qui pose des difficultés à de nombreux autres pays européens.
L’ampleur du dossier français s’explique par le fait que nous avons très longtemps vécu dans un paradigme spécifique où nous avons toujours eu un système présidentialiste qui assurait d’avoir une majorité à l’Assemblée pour pouvoir mettre en musique un programme politique.

A présent, l’histoire montre que ces salves d’instabilité parlementaire se dénouent généralement aux élections suivantes.

Pour vous, en l’état actuel des choses nous n’allons pas vers une crise de la dette comparable à celle de 2011-2012 ?
Non. La situation n’a rien à voir avec la crise financière de 2009 puis la crise des dettes souveraines de 2011-2012. Les fondamentaux français restent solides. La France présente une position extérieure plus équilibrée que les pays du sud de l’Europe à l’époque : malgré un déficit commercial, les revenus d’investissements détenus à l’étranger et certains transferts rapprochent la balance courante de l’équilibre. De ce fait nous ne sommes pas face à une problématique analogue. Le marché l’entérine : l’écart de taux s’ajuste graduellement mais il n’y a ni défiance généralisée ni mouvement de panique.
Les mouvements actuels sont des ajustements logiques à des surprises politiques : ils se traduisent par une prime de risque un peu plus élevée, que de nombreux investisseurs jugent acceptable au regard de la qualité de la signature française. Il n’y a pas de signe de spirale auto-alimentée ni de perte de confiance généralisée.

Un mot de conclusion ?
La priorité est de rétablir une trajectoire budgétaire lisible et crédible, capable de stabiliser la dette publique relativement à la richesse produite. Cela suppose de réduire l’empreinte de l’État là où l’efficacité de la dépense est faible et de réorienter les moyens vers ce qui accroît durablement le potentiel de croissance : l’investissement, l’innovation et l’emploi. Un gouvernement technique peut, à défaut de grande réforme, au moins fournir la prévisibilité dont l’économie a besoin pour investir à nouveau.

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Imen Hazgui